Être à ses pieds

En photographie, ce n’est pas le photographe qui est important. – Yann Arthus Bertrand

…303, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 310.

Je me redresse et, levant les bras au ciel, m’étire comme après une nuit de douze heures. Des tâches blanches et rouges dansent devant mes yeux. J’ôte mes lunettes et me frotte vigoureusement les paupières, sans succès. Les tâches resteront encore quelques heures, c’est le prix à payer pour compter, trier et marquer à la peinture plusieurs centaines de fourmis.

Mon téléphone vibre et s’éclaire : j’ai reçu un message de Pauline.

Je décolle, rdv dans 10 minutes, York et 67th.

Il est temps de chausser ma seconde casquette.

Les doubles vies sont monnaie courante, surtout dans les livres et au cinéma.

Je n’irai pas jusqu’à dire que ma vie est aussi trépidante que celles de Clark Kent et Peter Parker. Je ne vole pas, je n’ai pas de capacités prémonitoires, ni d’origine extraterrestre.

C’est pourtant un sentiment héroïque qui me submerge lorsque, dévalant les escaliers, je déboutonne ma blouse blanche. En dessous, point de costume moulant. Juste un t-shirt coloré. Et deux étiquettes.

Myrmécologue et photographe officiel de Pauline.

Pauline et moi partageons notre vie depuis douze ans, à la moitié desquels le blog nous a rejoint. Pourtant, ce n’est qu’à partir de fin 2012 que j’en suis devenu le photographe officiel. Avant j’étais le photographe de secours, le photographe du week-end.

Avant il y avait Laure, un petit bout de femme aux talents photographiques inversement proportionnels à son gabarit. La remplacer ne fut pas chose aisée. J’ai mis un certain temps à trouver la solution : il n’y a que Laure qui puisse faire du Laure. Je me suis donc mis à faire du Romain. Deux ans plus tard, alors que je sais pertinemment que personne ne pourra remplacer Laure la confidente et amie, je pense avoir gagné mes galons de photographe officiel de Pauline.

C’est un honneur, une mission, un travail.

Alors que je quitte le campus, mon étiquette de biologiste s’étiole puis se dissout, pour disparaître complètement quand Pauline me tend notre appareil photo. Là, tel Thor tâtant le manche de Mjolnir, je me sens invincible, musclé, blond et divin. J’en oublie que je ne suis qu’un grand gaillard brun roux à lunettes, athée qui plus est.

Je m’ébroue et reviens à la réalité. Le shooting ne va pas tarder à débuter.

Les shootings pour Pauline sont un rituel à mi-chemin entre rixe et danse. Je lui beugle des mots doux tandis qu’elle me susurre des critiques acerbes. Le blog est source de conflits, c’est évident. Nous continuons à travailler ensemble pour une simple et bonne raison : les bénéfices surpassent les coûts.

C’est la base de la coopération, le fondement du commerce, les rouages de la nature. Le paon mâle arbore sa queue encombrante parce que le bénéfice de plaire aux femelles surpasse le coût de se faire rattraper par un prédateur. Dans notre cas, le plaisir de produire de belles images, la satisfaction de vous plaire et l’accomplissement artistique et esthétique éclipsent largement les quelques tensions inhérentes à une coopération professionnelle entre mari et femme.

Je martèle cette idée parce que je vais étaler quelques-unes de ces tensions dans les lignes qui suivent. Et je vais y aller gaiement, avec humour mais sans retenue.

Quand je shoote pour le blog, je suis bougon et peu coopératif.

Quand Pauline pose pour le blog, elle est exigeante au possible (c’est de votre faute, ça !).

Il ne faut donc pas s’étonner s’il y a souvent des étincelles… Des braises et des flammes, parfois. Mais rarement des feux de forêts. Il n’y a pas assez de vent pour ça, nous sommes trop proches l’un de l’autre pour le laisser passer.

Vous conter toutes les étapes d’un shooting serait barbant et trop long. De plus, j’y reviendrai probablement dans un billet ultérieur. Je vais donc me concentrer sur deux éléments phare d’un shooting pour Pauline : la frange et les chaussures.

La frange de Pauline est bien plus qu’un amas de kératine. Douée de libre arbitre, elle a sa conscience propre. Elle sait, et elle veut. Elle va où bon lui semble. C’est le 6è plus grand drame dans la vie de Pauline.

Seuls les clichés sur lesquels la frange se comporte impeccablement peuvent être considérés pour publication. C’est l’un des piliers du blog. C’est pourquoi la frange, en plus d’être constamment encadrée pendant le shooting, doit être soigneusement toilettée, lissée et coiffée en amont de celui-ci.

Les tendances anarchiques de la frange, surtout en paysage venteux, poussent Pauline a une paranoïa capillaire aiguë fascinante à observer. En voilà justement une parfaite occasion, le shooting va commencer.

- Ça va ma frange ?
- Hein, euh attends, je fais la lumière.
- Là ça va ma frange ?
- Oui, mouais… Non, au centre, là.
- Comme ça ?
- Non, encore.
- Comme ça ?
- Encore.
- Et là ?
- Non, hein, euh attends…
- Attends quoi ?
- Faut que je…
- Mais ma frange ?
- Ta quoi ?
- Ma frange ??!
- Oui, ben quoi ta frange ?
- Ça va ou pas ?
- Oui nickel, go !
- Cool.
- Ah non en fait, y’a des gens derrière, faut attendre.

Je pense que vous voyez l’idée. « Ça va ma frange ? » est probablement la phrase que j’ai le plus entendue ces deux dernières années.

Quelques douzaines de clichés plus tard, c’est la fin du shooting et les tant redoutées photos de chaussures.

Pauline aime le flou, elle idolâtre le bokeh. Ainsi les photos de chaussures, elle les veut de face pour avoir de la profondeur.

Pas de dessus.

Pas de côté.

N’étant pas l’un des super-héros susmentionnés, il m’est impossible de suspendre Pauline de sorte à avoir ses chaussures au niveau de mes yeux. Je dois donc me baisser. Me baisser vraiment. Bien souvent m’accroupir les fesses en l’air suffit, mais je n’ai parfois pas d’autre choix que de m’allonger par terre.

Dans la rue.

À New York.

Cette année, j’ai passé plus de temps au sol pour photographier Pauline que pour chercher des fourmis. Pour toute personne normalement constituée ce serait normal, pour moi non (au fait, c’est quoi le nom de mon métier déjà ?).

Quand on shoote pour le blog, l’efficacité est le maître-mot. Une petite quinzaine de minutes, une grosse cinquantaine de clichés, et c’est dans la boîte. C’est là que mon implication s’achève. La machine est lancée mais la magie de Pauline n’a pas encore opéré. Il lui faudra trier et passer quelques heures la main à la pâte pour appliquer sa patte.

Ma mission accomplie, je m’en retourne au labo. Je reboutonne ma blouse blanche sur mon t-shirt Wolverine et m’assois à ma paillasse. Je respire un grand coup et plonge les yeux dans les oculaires de mon microscope.

311, 312, 313, 314, 315…

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